Faut-il briser les règles ? Les règles sont faites pour être transgressées... Autant d'assertions que l'on rencontre régulièrement, qui animent nombre de débats. Force est de constater qu'elles reviennent d'autant plus souvent que la photographie qui les accompagne est pour le moins ambiguë tant au niveau de la narration que de la réalisation technique. Mais qu'y a t-il derrière le mot "règle" ?
Règle
Dans la définition que nous donne le Larousse, il me semble que deux sens sont à retenir :
1. "Prescription propre à une science, une technique, une activité déterminée et qu'il importe de suivre dans leur étude, leur pratique."
Dans cette première approche, retenons l'aspect technique. Peut-on briser le cadre technique d'une discipline ? Peut-on écrire un poème avec deux mots de vocabulaire ? Certes oui, on peut, s'il n'est pas nécessaire de connaître toutes les figures de style ni le Larousse par cœur, il est toujours possible de griffonner quelques mots. La véritable question posée ici est de savoir si l'apprentissage, la connaissance technique représentent une opportunité ou un dogme contraignant la créativité.
Toute discipline est intrinsèquement liée à ses outils ; l'histoire de la photographie est intimement liée à son évolution technique : l'évolution de la surface photosensible et la miniaturisation ont fait littéralement naître des disciplines photographiques. Lorsque le temps d'exposition le plus court était de 48 h, le seul être humain qu'il était possible de photographier alors était un cadavre. Le portrait est né dès lors que la surface photosensible a ouvert cette possibilité. La photographie de rue est née une fois qu'il n'était plus nécessaire de louer un chariot pour transporter le matériel photographique. Etc. Loin de contraindre la créativité, la technique (la connaissance), étend son horizon ; quand bien même le poète n'utilise pas la totalité du vocabulaire disponible, cette dernière représente le champs des possibles et met à disposition autant d'opportunités d'exprimer justement son intention. Il n'y a aucune dualité art/technique, il s'agit des deux faces d'une même pièce : une photographie techniquement parfaite sans intention narrative est une bête image, une intention narrative sans le support de la technique est pauvrement exprimée.
2. "Convention ou ensemble des conventions propres à [une discipline] et admises par ceux qui [la] pratiquent."
Cette seconde approche renvoie à deux concepts : le dogme (au sens péjoratif), discutable, et le patrimoine qui se formalise en courants, en écoles.
a) Le dogme, dont la seule légitimité est l'adhésion massive, relève au final plus de la croyance qu'autre chose et s'inscrit davantage dans le temps sous forme de mode ; souvenons-nous de cette horrible période du HDR qui faisait globalement saigner chaque jour la rétine. Aujourd'hui, nous devons subir "l'effet bokeh" à toutes les sauces, une profondeur de champ systématiquement si réduite qu'elle détruit toute notion de profondeur en réduisant tous les plans à un seul tout flou, où s'exprime bien souvent, une purée informe de pixels. On peut se demander quel est l'intérêt de choisir un cadre pour l'anéantir systématiquement. Faut-il "briser" le dogme ? Il serait sain de commencer par l'interroger.
b) Le patrimoine, à l'inverse du dogme, repose sur une expérimentation éclairée qui traverse les siècles, il représente la culture et la connaissance. La connaissance, si elle demeure optionnelle, n'en reste pas moins un bagage irremplaçable. Quel pourrait être l'intérêt, outre de satisfaire à notre paresse intellectuelle innée, de faire l'impasse sur le patrimoine de la discipline ? Il ne s'agit pas pour autant de singer les maîtres de jadis, mais de comprendre leur héritage afin de remplir notre propre Larousse. Certes, la préservation du patrimoine peut parfois, comme nous l'enseigne l'histoire, aboutir dans certains esprits à un réflexe mesquin, élitiste et dogmatique, dès lors qu'une nouvelle école émerge.
Briser les règles ?
Peut-on briser les règles à proprement parler ? Si l'on considère que les règles sont issues de contingences culturelles et physiologiques (nous sommes pourvus d'un cerveau donné, d'une mécanique donnée), prétendre briser les règles revient à affirmer qu'il nous est possible de faire abstraction de ce qui nous agit de façon inconsciente et mécanique. Bonne chance avec ça. Les nobles règles de composition, par exemple, sont au final une rationalisation consciente de ce à quoi nous sommes soumis culturellement et physiologiquement, pas un dogme arbitraire. Ce n'est pas parce que l'on ne suit pas la (trop) fameuse règle des tiers qu'on n'en suit pas une autre pour autant, sans même le savoir. Au final, prétendre briser les règles renvoie souvent à une méconnaissance et/ou à une confusion sémantique.
Apprendre la technique pour l'oublier ensuite ?
Le sens usuel donné à cette phrase et son interprétation grossière servent notre paresse intellectuelle : il nous est possible de faire l'économie de la technique. Il me semble que le sens profond serait plutôt d'apprendre la technique au point de ne plus avoir à faire un effort pour l'utiliser : l'intérioriser et rendre son usage intuitif.
Et la créativité ?
Elle se nourrit nécessairement de la technique et du patrimoine de la discipline, rien n'émerge du néant, les derniers courants émergent sur le socle posé par les précédents. Au mieux, « nous sommes comme des nains montés sur les épaules des géants, si bien que nous pouvons voir plus de choses qu’eux et plus loin, non pas que notre vision soit plus perçante ou notre taille plus haute, mais parce que nous nous élevons grâce à leur taille de géants. »
— Bernard de Chartres
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